La femme coupée en deux, c'est moi

Entretien

La femme coupée en deux, c'est moi

Tiphaine Raffier par Jean-François Perrier

Autrice, comédienne, metteuse en scène, cinéaste, Tiphaine Raffier est inclassable, toujours là où on ne l’attend pas, renouvelant sans cesse ses différentes pratiques au gré de ses rencontres, de ses lectures et de ses engagements personnels. Elle découvre très jeune le théâtre grâce à des enseignants motivés, choisissant avec attention le lycée qui offre une « spécialité théâtre », celui de Meaux, relativement éloigné de son domicile familial. Elle s’inscrit sans surprise après le baccalauréat dans le cursus théâtre d’une université parisienne. Une formation qu’elle complète en suivant des cours d’interprétation. Diplômes en poche, elle s’engage dans la préparation au concours de l’école du Théâtre du Nord, créée par Stuart Seide alors directeur du Centre dramatique national de Lille, où elle est admise en 2006 pour une durée de trois ans.

Commence alors une aventure qui va se poursuivre professionnellement par la création d’un collectif, Si vous pouviez lécher mon cœur, réunissant, à la fin de leur scolarité, certains élèves de l’école dont Julien Gosselin qui en deviendra le metteur en scène attitré. Cette expérience lui apportera à la fois de grandes satisfactions mais aussi de grands questionnements sur le fonctionnement d’une structure devenue très vite pyramidale. Elle participe à tous les spectacles du collectif, dont 2666, adaptation du roman éponyme de Roberto Bolaño, avant d’en sortir en 2016 pour affirmer son propre parcours. Celui-ci débute en 2012 dans le cadre d’une commande de Stuart Seide pour le premier festival Prémices à Lille. Elle écrit cette année-là La chanson, qu’elle met en scène et joue avec deux camarades d’école. À partir de décembre 2021, elle reprend ce spectacle avec une nouvelle équipe d’interprètes, en tournée partout en France.

« Ces « commandes qu’elle se passe à elle même » sont le résultat d’un double mouvement : aborder des sujets qui la passionnent intellectuellement et faire en sorte de les partager avec un public le plus large possible. »

Dès ce premier travail, qu’elle présente comme « un spectacle plus que comme une pièce », se dessine son projet artistique : faire venir sur le plateau des sujets qui en sont souvent exclus en cherchant à développer des univers et des formes originales. En 2014, avec Dans le nom, elle s’intéresse au monde de la sorcellerie en milieu rural, s’appuyant sur les écrits de l’ethnographe Jeanne Favret-Saada, avant d’écrire et mettre en scène en 2017 France-fantôme. Cette parabole sur la mutation numérique, qu’elle situe au XXVᵉ siècle, traverse ainsi l’univers de la science-fiction rarement abordé sur les plateaux. Ces « commandes qu’elle se passe à elle même » sont le résultat d’un double mouvement : aborder des sujets qui la passionnent intellectuellement et faire en sorte de les partager avec un public le plus large possible.

Après avoir travaillé en 2019 comme actrice avec Frank Castorf dans L’Adolescent adapté de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski, elle écrit et met en scène une nouvelle pièce : La réponse des Hommes. Une fois encore, c’est le résultat d’un énorme travail de documentation bibliographique, filmique, musicale et picturale qui se concrétise dans l’écriture d’une « matière à jouer » se finalisant avec les interprètes pendant les répétitions. Né de la découverte des Œuvres de miséricorde et des quatorze injonctions – énumérées par Saint Thomas d’Aquin au XIIIᵉ siècle – qu’un bon catholique doit suivre pour réparer ses fautes et accomplir son amour du prochain, le spectacle donne à voir un « échantillon d’humanité » composé de femmes et d’hommes du quotidien. Une fois encore, le visuel et le textuel se marient habilement pour offrir un spectacle total, comme une sorte de succession de tableaux que l’on contemplerait en visitant une exposition.

« Circulant entre passé, présent et futur, Tiphaine Raffier propose des œuvres dans lesquelles la profondeur de la réflexion n’efface jamais l’émotion, très souvent pimentées d’une belle dose d’humour. »

Pour se donner les moyens de la création et une grande liberté dans son travail, elle crée une compagnie, La femme coupée en deux, conçue comme une troupe d’acteurs et de créateurs non permanents mais fidèles, échappant ainsi aux dangers de la répétition et du confort. Avec eux, elle réfléchit aux écarts « entre l’écrit et l’oral, entre le visible et l’invisible, entre la matérialité du plateau et l’imaginaire du spectateur ». Circulant entre passé, présent et futur, Tiphaine Raffier propose des œuvres dans lesquelles la profondeur de la réflexion n’efface jamais l’émotion, très souvent pimentées d’une belle dose d’humour. Le nom de cette compagnie est à son image, celle d’une femme qui assume ses contradictions, affirmant très clairement : « La femme coupée en deux, c’est moi ».

Cette saison 2022-2023, parallèlement à son répertoire de spectacles en tournée*, elle s’attèle à sa première adaptation avec la création de Némésis** d’après le roman de Philip Roth. On y suit le destin de Bucky Cantor dans les États-Unis d’après-guerre, nouveau protagoniste d’une histoire imprégnée par les questions de la responsabilité et de la culpabilité, dont Tiphaine Raffier a le secret. Une tragédie, comme un face-à-face avec la déesse de la vengeance, « celle qui châtie la mégalomanie des humains. »

* Cette saison, la MC93 et le Théâtre Nanterre-Amandiers présentent ensemble deux pièces de Tiphaine Raffier : France-fantôme et La chanson [reboot].
** Présenté du 23 mars au 21 avril 2023 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe.